Le fim de Mathieu Kassovitz, L’ordre et la morale, fait actuellement découvrir à un jeune public l’épisode dramatique de la prise d’otages d’Ouvéa, en Nouvelle Calédonie, en 1988. En septembre 2008, quelques semaines après les 20 ans du drame, Laure Daussy, mi-journaliste, mi-citoyenne (et auteure de notre article sur le sujet) débarque sur l’île d’Ouvéa. Une seule pensée: visiter la grotte. Mais la grotte ne se visite pas. Comment faire ? Récit d’une expédition improbable, rédigé à chaud, à la première personne, après la visite.
Tout est encore intact, comme figé dans le temps. Deux théières, des tasses, des casseroles, un seau. Des chaussures, des semelles déchirées, à l’entrée de la grotte. Comme si les occupants étaient partis il y a quelques jours. Depuis l’assaut par l’armée, le 5 mai 1988, et la mort de 19 Kanaks, et de deux militaires, personne n’y a touché. La grotte est devenue un lieu «tabou», dans la coutume kanak, personne ne doit s’en approcher. Tout autour de l’excavation, de petits monticules de pierres marquent les endroits ou les Kanaks ont été tués. Certains au moment de l’assaut de l’armée, d’autres après, exécutés à bout portant. Benoit Tangopi, un ancien preneur d’otage, me fait « visiter » la grotte, au milieu de la forêt luxuriante, au nord de l’ile d’Ouvéa, sur le territoire de la tribu de Gossanah.
A ce moment là, je ne réalise pas encore que c’est un privilège. Depuis quelques années, les Kanaks ont décidé de ne plus la montrer au public. C’est, selon la croyance kanak, un lieu tabou, dans lequel planent les esprits de ancêtres, et qu’il ne faut pas déranger. Seul quelques journalistes et quelques ethnologues ont pu la voir. Je me suis présentée comme journaliste, mais aussi en tant que simple métropolitaine qui a envie de connaitre leur histoire, si méconnue sur le continent. C’est mon second voyage en Nouvelle-Calédonie. La première fois, j’étais restée sur la « Grande Terre« , cette fois-ci, je parcours les Iles Loyauté. Mais Ouvéa n’est pas une île comme les autres. C’est l’île « la plus proche du paradis », comme on l’appelle là-bas. C’est aussi l’île qui a le plus souffert de l’affrontement entre indépendantistes et loyalistes.
La veille, j’atterris sur le petit aéroport, je suis la seule « touriste » de l’avion, tous les autres sont des Kanaks habitant l’île, ou venant voir leur famille. La seule autre « blanche » est une pédiatre qui vient travailler deux jours par semaine sur l’île. Je loge « en tribu », celle de Ouassadieu, dans une case réservée aux touristes, qui porte le nom de Bougainvilliers, à Fayaoué, au sud de l’Ile.
A la propriétaire kanak, Marie, je confie mon souhait de voir la grotte, au moins de rencontrer d’anciens preneurs d’otage, pour comprendre. Elle est surprise, croit dans un premier temps que je veux visiter une autre grotte, ouverte aux touristes celle-là. Je dois expliquer plusieurs fois pour qu’elle comprenne qu’il s’agit bien de cette grotte-là. On ne parle pas trop de ces évènements sur Ouvéa. Je ne savais pas, à ce moment-là, que des tribus de l’ile s’étaient affrontées. Les loyalistes, aidant les forces armées, et d’autres protégeant et couvrant les preneurs d’otage. J’ai compris, après, que la tribu dans laquelle j’étais logée était plutôt du côté des forces françaises.
Marie, d’ailleurs, a tissé des liens très forts avec les « blancs ». Nous sommes assises toutes deux à table, après le repas, elle me raconte: à 20 ans, elle a fui sa tribu, seule, pour rejoindre Nouméa, car son père voulait qu’elle se marie avec un homme qu’elle n’avait pas choisi. Sans ressource, elle a été accueillie par un couple de«blancs», qui l’ont hébergée, nourrie. Elle travaillait pour eux comme femme de ménage, gardait leurs enfants. « Ils m’ont sauvé la vie! », dit-elle, les larmes aux yeux. « Depuis, je suis restée amie avec eux ». Elle a rencontré son mari à Nouméa. Avec lui, elle est revenue s’installer à Ouvéa. « J’ai construit un gite ici pour accueillir les touristes car je connais bien les blancs, je sais quelles sont leurs attentes. » Elle ajoute, à nouveau émue: « Je peux construire des ponts entre les blancs et les Kanaks ».
« IL FAUT ALLER LÀ-HAUT, AU NORD DE L’ILE »
Sur le drame d’Ouvéa, elle reste secrète, je sens qu’elle ne veut pas en parler. Mais elle m’aiguille quand même : « il faut aller dans la tribu de Gossanah, demander Wea Aisik. C’est un vieux qui fait visiter la grotte. Je crois même qu’il a fait partie de ceux qui y étaient à l’époque ». Un « Vieux »… un terme laudateur, respectueux dans le langage kanak. Pas de numéro à me donner, pas d’adresse non plus. Juste: « il faut aller là-haut, au nord de l’île ». Je commence à comprendre que cette grotte, il faut la mériter. Je loue une voiture, et me voilà partie vers le nord. Une route sans fin, toute droite. Pas un croisement sur 40 km. La mer d’un côté, la forêt de l’autre.
Premier arrêt, devant le mémorial des 19 Kanak tués, situé non loin de Fayaoué. Je découvre une profusion de fleurs, déposées lors de la célébration des 20 ans du drame en mai dernier. Signe d’une mémoire vivante, d’une blessure encore ouverte. Plusieurs drapeaux kanak sont tendus. Les noms des 19 Kanak sont gravés dans la pierre. On entend le ressac de la mer juste derrière. Rien d’autre. C’est tragique et apaisant à la fois. Deux jeunes Kanaks arrivent et regardent nonchalamment les pierres gravées. Que représentent-elles pour eux? Elles n’étaient pas nées, alors.
Je roule. Je passe du côté de la cote sous le vent, les vagues sont plus fortes, l’atmosphère plus rude.
J’arrive bientôt au nord de l’île. Un vieux panneau indique « Gossanah » à droite. C’est là qu’il faut bifurquer, prendre une petite route, pour rejoindre la tribu. Mais ensuite, où aller? Rien n’est indiqué. Je demande mon chemin à des jeunes Kanak en camionnette:
– On est de là-bas, on y va.
Suis-nous!
– Vous connaissez Wea Aisik?
Vous savez s’il est là?
-Je crois qu’il n’est pas là, il est parti à un mariage à Noumea.
Tout ce chemin pour rien? Mais ils me rassurent: sa fille est là, qui pourra peut-être me recevoir. Rien n‘est perdu. Je les suis en voiture derrière leur camionnette.
« JE SENS QUE TU AS PEUR DE MOI »
Soudain, sur le bord de la route, une figure impressionnante. Un Kanak, âgé, corpulent, cheveux longs, barbe hirsute, collier de fleurs sur la tête, fait du stop. Lui aussi revient d’un mariage, ce qui explique la couronne de fleurs. Les trois jeunes devant s’arrêtent pour le faire monter. Puis se ravisent, par manque de place. « Monte avec elle! » lance l’un d’entre eux.
Ma voiture me faisait office de coquille protectrice, je ne suis donc pas ravie de cette proposition. Je me sens très vulnérable, seule, sans connaissance de l’ile, de ses codes, ni aucun contact proche. Et je me rends compte immédiatement qu’il empeste l’alcool. « L’alcool, un fléau, chez les Kanaks », m’a-t-on dit. Cela m’avait paru être de vieux relents racistes, jusqu’à ce qu’un Kanak lui-même me le dise: « si tu croises un kanak bourré, tu t’éloignes, il peut être violent ». Comme souvent, l’alcool ravage les peuples colonisés, à qui on a enlevé leur dignité.
Commence alors une discussion ubuesque avec mon passager. Je ne comprends pas ce qu’il dit. Je n’arrive pas à définir s’il parle français ou une langue kanak. Il parle parfois « silencieusement »: sa bouche bouge mais aucun son n’en sort. Et parfois il parle avec ce claquement de la langue sur le palais que j’ai déjà entendu dans la langue sud-africaine. Il est imposant, impressionnant, intrigant, même. Une présence… indéfinissable. Tellement différent des Kanaks que j’ai rencontrés jusque-là à Noumea. J’essaie de rester naturelle. Mais je joue mal la comédie.
« Je sens que tu as peur de moi », lance-t-il. « Non Non!! » Un malaise s’installe. J’ai peur de lui, alors que je suis venue voir la grotte dans laquelle certains de ses proches sont morts. Il me parle encore longuement. Je ne comprends pas ses réponses, ni ses questions. Mais peu à peu, je sens dans ses propos que je ne comprends pas – est-ce l’alcool, est-ce qu’il me parle d’ailleurs vraiment en français, ou en langue d’Ouvéa – je sens dans son discours une profondeur étrange. Des silences entrecoupent les phrases, les mots se font graves.
Je ne sais plus comment, au détour d’une de ces phrases, je comprends soudain que j’ai à côté de moi le chef coutumier de la tribu de Gossanah.
Stupéfaction. Je sais combien le chef de la tribu est un personnage respecté, incontournable. La clé de mon entrée dans la tribu. Je l’ai croisé par hasard.
Pour lui, à ce moment là, je suis la blanche, riche. Il me montre, au milieu d’un champ, le local de sa chefferie, qui tombe en ruine. Il me demande si je n’ai pas « quelques billets » pour lui. Devant mon refus, il descend. Puis se ravise.
« Je vais te conduire chez la fille de Wea Aisik » propose-t-il.On repart, on arrive devant une série de cases. Sur Ouvéa, tout comme sur une grande partie du territoire calédonien, beaucoup de Kanaks ont gardé leur habitat traditionnel: des cases, rondes, recouvertes d’écorce de niaouli ou de feuilles de cocotier séchées. J’ouvre la portière, et un grand éclat de riretranche le silence devenu pesant. C’est Eugénie, la fille de Wea Aisik. Elle vient de découvrir son chef: « Complètement bourré! » lance-t-elle. Elle rigole insolemment. Et je me sens soudain si proche de cette jeune femme, du bout du monde, de mon âge. Elle ne porte pas la robe mission traditionnelle, faite d’un tissu de couleur souvent bariolé, ample, pour ne pas montrer ses formes – influence des missionnaires chrétiens français – et ouvert en rectangle autour du cou. Elle est vêtue à l’occidentale, tee-shirt et panta-court. Son père, effectivement, est parti pour un mariage, elle garde seule la maison avec son frère.
« TU AS FAIT LE GESTE QUI EST LA CLÉ »
Je ne peux pas lui demander, comme si de rien n’était, de visiter la grotte. Je me dois de lui témoigner, à elle et au chef coutumier, mon respect, de leur demander s’ils veulent bien m’accueillir. Cela s’appelle « faire la coutume ». Je ne l’ai jamais faite. Je me suis renseignée avant, mais je me sens bien désarmée, ici, seule, en face d’eux. Je bredouille quelques mots. « Merci de m’accueillir parmi vous, je viens en toute humilité vous demander … » Je m’adresse un peu à tout le monde à la fois, debout, en face du chef coutumier, et de la fille de Wea. Je sens bien que je ne fais pas les choses dans les règles. La coutume est plus solennelle, plus préparée, avec beaucoup de silence, de non-dit. Je me suis trop précipitée. Ce n’est peut-être pas le bon endroit non plus, il aurait fallu un lieu central de la tribu. Je tends mon manou. C’est un bout de tissu, une sorte de paréo, un gage de la parole donnée.
Le chef coutumier se place en face de moi pour prendre le manou. Je l’avais tendu à la fille de Wea, puisque j’étais censée venir voir son père. Mais j’avais oublié que ce sont les hommes –uniquement – qui pratiquent la coutume. Il entame un discours. « Tu as compris, tu as fait le geste qui est la clé, la clé de tout, la clé pour nous ». « Sois la bienvenue… sois la bienvenue ». Il scande ces derniers mots lentement, solennellement, les mots prennent ici toute leur importance.
Nous buvons un thé dans la case. Le frère d’Eugénie nous rejoint. Je leur présente à nouveau mon projet. Ils veulent comprendre. Moi-même je ne sais expliquer: besoin de connaitre leur histoire, de la faire connaitre. Je suis journaliste, mais en même temps, je ne viens pas tout à fait en tant que journaliste. Je n’écrirai pas d’article. Du moins pas tout de suite. Juste une visiteuse, venue de loin, qui a envie de découvrir leur histoire.
Eugénie me propose finalement de rencontrer Benoit Tangopi, un autre membre de la tribu qui fait visiter la grotte. Ce nom ne m’est pas inconnu. Un reportage de Libé lui donnait la parole. Il était même en photo dans ce journal.
Nous voilà repartis, en voiture. Eugénie m’accompagne, avec le chef coutumier. Tangopi habite un peu à l’écart de la tribu. Un petit chemin en terre, des chèvres au milieu bloquent le passage. Eugénie doit sortir de la voiture pour les pousser. Au bout, trois cases dans une clairière. Isolées. Benoit Tangopi arrive, il ressemble aux photos que j’ai vues dans Libé. Pas très grand, un peu trapu, mais surtout, ce visage, rond, presque enfantin, bonhomme, et un regard empreint d’une grande mélancolie. Je me présente, lui explique ma démarche. J’emploie des mots ampoulés, des phrases à n’en plus finir, car je comprends de plus en plus l’impudeur de demander à voir cette grotte. Il me dit: allons parler à l’intérieur. On s’assoit sur des nattes, le chef coutumier à côté de moi. A nouveau, je fais la coutume, avec mon deuxième manou. A nouveau, je m’y prends mal: on doit dire : « je m’humilie devant vous ».Je n’y arrive pas. Il me le signifie, mais accepte quand même ma coutume. A nouveau, la même émotion.
Eugénie reste à l’extérieur du cercle qui s’est formé entre Tangopi, le chef et moi. Silencieuse, discrète. Est-ce une habitude des femmes qui ont moins droit à la parole dans la tribu? Est-ce qu’elle veut seulement partir?
Benoît Tangopi et le chef parlent longuement entre eux, en langue d’Ouvéa. Je les écoute, sans les comprendre. Mais je sais qu’ils discutent de ma demande. Nous sommes assis par terre, sur une natte. L’atmosphère dans la case est apaisante. Un silence, j’en profite pour glisser quelques mots.
– « Je sais que beaucoup de gens sont venus vous voir au moment de l’anniversaire des vingt ans, je ne veux pas vous importuner ».
Le chef coutumier me scrute, mi-amusé, mi-étonné.
– « Tu comprends la langue d’Ouvéa ?C’est exactement ce que nous étions en train de dire ».
Malgré les différences de langue, nous parlions la même. Faut-il croire que des forces invisibles nous dépassent ? Dans cette tribu du bout d’une petite ile du bout du monde, il faut laisser la place au mystère. Et les Kanaks croient à ce genre de signe.
Nous parlons encore. Je précise que je ne suis pas là forcément pour voir la grotte, et que je suis déjà heureuse de les avoir rencontrés. Je tente une question sur les déclarations de Rocard, qui avait reconnu, sur France culture, quelques semaines auparavant, que des Kanaks « ont été achevés à coups de botte ». A cette évocation, Benoit Tangopi pleure. 20 ans après. Il essuie ses larmes avec la courte manche de son tee-shirt. Murmure un « excuse-moi ». Que répondre?
Il est 17 heures, la nuit va tomber. Elle tombe tôt en Calédonie. Habitude d’occidentale – peut-être – je dis que je suis pressée, je ne veux pas prendre la voiture sur l’ile, dans la nuit.
– « Viens demain à 10h », me lance-t-il.
Le lendemain matin, quand je reprends la route de Gossanah, je ne sais pas si je visiterai la grotte ou pas. Impression d’avoir vécu dans un monde parallèle la veille. La coutume, les larmes de Tangopi, nos discussions. Tout cela a-t-il existé? J’ai peur d’y retourner. Et si j’étais mal accueillie? Et s’ils avaient changé d’avis? Je reprends l’avion pour Nouméa le soir même. Ne pas le rater, ne pas se perdre. Finalement, j’ai une heure de retard sur le rendez-vous.
Le petit chemin qui mène chez Benoit Tangopi, où est-il donc? Impossible de le retrouver. Hier, le stress, la tension de ces moments si forts m’aveuglaient. Je n’ai pas retenu la configuration des lieux. Heureusement, j’ai le portable d’Eugénie. Et oui, case, chef coutumier, tribu, mais portable, télé, et même iPod. C’est ça le grand écart de la vie kanak caricaturée en quelques mots. Selon les mots de l’un d’entre eux: ils sont dans un « entre deux », entre monde moderne et traditionnel.
Eugénie m’attend au bord de la route, je l’embarque dans la voiture, elle me montre ce fameux petit chemin. J’étais passé plusieurs fois devant, pourtant.
Je la ramène chez elle, où l’attend son bébé, et me voilà enfin chez Benoit Tangopi. Sa femme, Valérie, m’accueille avec sa petite fille, Tania, 2 ans et demi et deux couettes. « Mon mari m’a dit que vous veniez, il m’a demandé de rester vous accueillir, il est allé au marché. » Je m’apprêtais à me confondre en excuses pour mon retard. Heureusement, il n’était pas plus ponctuel que moi. La notion du temps s’efface un peu ici. Nous l’attendons. Végétation luxuriante autour des cases, oiseaux en liberté, tout droit sortis d’une cage d’un magasin d’oiseaux rares.
LIBÉ DANS LA CASE
Sa femme est allongée à côté de moi sur la natte, sa petite fille avec un cahier à carreaux déchiré « que lui a offert une blanche, venue ici récemment ». J’apprendrai plus tard que c’est une ethnologue, venue recueillir des témoignages sur la grotte d’Ouvéa. Tangopi tarde, sa femme me suggère d’aller le chercher. Nous partons toutes les deux en voiture, la petite fille devant, sur les genoux de sa mère. Une rue à droite, je m’enfonce dans la tribu encore un peu plus. Plus de route goudronnée, des cases, des immenses espaces de terre battue. Des cultures d’igname, plante sacrée dans la culture kanak. Un peu plus loin, Benoit Tangopi, avec ses cousins, nourrit des cochons dans un enclos. Trois énormes bêtes qui appartiennent à lui et ses cousins. Une truie dans un coin allaite une ribambelle de petits. Benoit est tout au fond. Large sourire.
Une demi-heure après, de retour dans sa case, nous sommes autour d’un thé. C’est l’heure du déjeuner: une grosse tranche de pain avec du beurre, trempé dans le thé. Tangopi me tend une tranche. Je fais quelques photos dans la case. Sa petite fille joue avec les chaussures de son père, trop grandes pour elle. Je la prends dans mes bras. Je sors l’article de Libé, paru quelques semaines avant, et dans lequel Benoit est interviewé. Sa photo est en grand, au milieu de l’article. « C’est mon papa », lance la petite fille.
Il ne l’avait jamais lu. Je souris à l’idée d’être un peu le facteur. Une grimace m’intrigue. Il lève les yeux: le journaliste s’est trompé, me dit-il. « Je lui ai dit que l’on a été emmené au Japon pour ne pas pouvoir parler aux journalistes «après la prison de la Santé», pas avant », souligne-t-il. Un détail qui a son importance. Car cela veut dire qu’ils ont été empêché de témoigner, y compris après avoir purgé leur peine de prison en métropole. L’amnistie des Accords de Matignon devait restaurer la paix. Et pour cela, il fallait éviter que les Kanaks ne racontent leur version. D’où ce voyage forcé au Japon.Benoît s’en souvient.
« AU LIEU DES JOURNAUX, C’EST LES ARMES QUI SONT VENUES »
12h20, on part vers la grotte. En file indienne, dans un petit chemin au milieu de la forêt. En silence. Je brise ce silence. Des questions de journaliste. Il répond gentiment. Peut-être aurais-je du profiter de ce silence. Car ici, chaque plante, chaque branche, chaque arbre, porte une part de l’histoire tragique. Un impact de balle sur un tronc. Un impact de lance flamme un peu plus loin.
On marche une bonne demi-heure, dans un chemin au milieu de la végétation très touffue. Lorsque l’on arrive près de la grotte, de petits monticules de pierres, qui montent jusqu’aux genoux se dressent sur le chemin. Ce sont les endroits où sont morts les preneurs d’otage, dans l’assaut, ou après, exécutés par des militaires. Benoit lance des noms, raconte. C’est sa version, car, avec l’amnistie, il n’y a jamais eu de procès ni d’autopsie. A un endroit, il s’arrête près d’un monticule: c’est le jeune porteur de thé Waina qui est mort là. « Il n’avait rien à voir avec tout ça, il amenait du thé aux otages, il était venu pour les vacances ». Il a été exécuté après l’assaut, par un militaire.
L’endroit dans lequel nous sommes arrivés est un cratère, de plusieurs mètres de diamètre, au milieu des arbres. Un autre monticule de pierres : « Essekia, tué alors qu’il avait 17 ans. » Un autre encore : « Samuel Wano. Il était blessé dans l’assaut, avec une balle dans le ventre.On l’a achevé avec une balle entre les yeux ». Un peu plus loin, deux frères, « abattus » eux aussi. Et puis, son cousin, Seraphin, revu vivant après l’assaut, mais tué, selon lui, trois jours après. Et surtout, leur chef, Alphonse Dianou, qui a reçu selon Tangopi une balle dans la jambe alors qu’il s’était rendu et qu’il était couché par terre. Plus tard, sur son brancard, faute de soin et tabassé, il meurt.
Tangopi raconte le début: la prise d’otage à Fayaoué, qui a mal tourné, le 22 avril. « On voulait juste occuper pacifiquement la gendarmerie. On voulait protester contre la loi Pons, qui ne reconnait plus le Kanak chez lui, qui abolit la coutume ». Mais un gendarme a tiré, alors, les Kanaks indépendantistes ont riposté. Le drame. Quatre gendarmes sont tués, les autres emmenés en otage. Pendant quelques jours, 40 kanaks ravisseurs marchent dans forêt, avec les gendarmes otages, en quête d’un lieu où se cacher. Ils viendront ici, dans cette grotte où ils se terrent pendant plusieurs jours. Tangopi se rappelle leur angoisse, à ce moment-là, et les propos de leur chef, Alphonse Dianou: « Si on meurt ici, qui va raconter notre histoire ? » Pendant ce temps-là, l’armée les cherchait sur toute l’ile. Par tous les moyens. Tangopi me raconte les « tortures », dans sa tribu pour faire parler les proches des preneurs d’otage. « Des jeunes en parlent encore, ils ont vu ça quand ils étaient enfants, ils sont marqués à vie ».
Un élément aurait pu faire évoluer la situation, après plus de dix jours de blocage : la venue de journalistes. C’était une des revendications des ravisseurs. « On attendait les journalistes », se souvient Tangopi. Legorjus, le chef du GIGN, en charge des négociations, avait contacté une équipe de France 2. Dianou, le chef des ravisseurs, avait préparé une intervention. Mais Bernard Pons, ministre des Dom Tom à l’époque, a refusé. « Au lieu des journaux, c’est les armes qui sont venues » grince Tangopi. « Nous, on voulait discuter », assure-t-il.
« TOI QUI JOUE AU RAMBO »
Lors du premier assaut de l’armée pour libérer les otages, un des ravisseurs, Wanceslas Lavelloi, lui-même ancien militaire de l’armée française, rompu au maniement des armes, défend vaillamant la grotte, au point de mettre en difficulté les militaires français, se souvient avec fierté Tangopi. De son côté, Tangopi part chercher les otages au fond de la grotte: son objectif est de les utiliser comme boucliers humains. Mais il se retrouve face à des otages armés. Les forces françaises leur avaient fait passer des armes. « J’avais un Famas dans les mains, si j’avais voulu les tuer, j’aurais pu », assure Tangopi. Il m’assure aussi que les otages étaient bien traités, pendant les 10 jours de captivité: « on leur servait à manger et le thé en premier ».
Le deuxième assaut est encore plus meurtrier. Un militaire utilise un lance-flamme, les arbres en portent encore la trace. Les Kanaks se rendent, sortent un par un, main sur la tête, de la grotte. Ils sont menottés, ils doivent s’allonger par terre. « Toi qui joue au Rambo », lance un militaire à Lavelloi, se souvient Tangopi… « Viens par là ». Ils l’emmènent derrière un rocher, et Tangopi entend un coup de feu. « Ils l’ont tué d’une balle dans la tête », raconte-t-il. Le substitut du procureur intervient: « ca suffit, ils ont assez de morts ». Il y a seulement 15 survivants sur les 40 kanaks, souligne Tangopi. Selon les chiffres officiels, 19 Kanak et 2 militaires on trouvé la mort.
Les combats se sont déroulés dans le cratère où nous sommes. Mais c’est dans la grotte que les otages étaient retenus. Elle est invisible pour qui ne la connait pas. L’entrée est petite, dans un coin du cratère. L’intérieur est profond. On y pénètre avec des lianes verticales, longues de cinq mètres et en s’aidant de pierres proéminantes. Je ne mesure pas l’honneur qui m’est fait. Cette grotte, avant d’être marquée par ce qui s’appelle désormais le « drame d’Ouvéa », était une grotte sacrée pour les Kanaks, un de ces lieux « tabou » censés être habités par les esprits des ancêtres. Interdit d’accès, sauf pour certaines cérémonies.
Des manous enserrent une colonne naturelle qui plonge au fond du trou. Tangopi descend en premier.
Je lui demande si je peux prendre des photos. « Tu as fait la coutume, alors c’est toi qui sais si tu peux prendre des photos ou non ». J’en prends, mais elles sont toutes ratées, ou presque.
C’est là, au fond, dans une seconde excavation à l’intérieur que les otages étaient retenus. Il me raconte, à nouveau: « j’aurais pu les tuer, je ne l’ai pas fait ».
En ressortant de la grotte, je m’aperçois qu’un arbre mort, planté devant, est couvert de manous. Signe des multiples coutumes réalisées ici. La mort a frappé les Kanaks ici, mais je n’arrive pas à me représenter la boucherie. La nature a repris ses droits. Si ce n’est cette semelle, et cette théière cassée, rien ne rappelle la tragédie. Les rayons du soleil éclairent l’excavation. Le silence n’est pas pesant, mais apaisant.
Je veux rendre hommage moi aussi aux morts. Mais je n’ai plus de manou. Je pensais que deux suffiraient. Erreur. Seul me reste…mon paréo. Je l’avais emmené pour faire ma touriste, il devient objet de cérémonial. Je le noue autour de l’arbre, à côté des autres tissus. Sa couleur rose orangée tranche avec la végétation et les autres, un peu passés. Un moment de recueillement. Cette fois-ci, je prononce les mots seulement dans ma tête. Je laisse quelque chose qui m’appartenait, c’est peut-être encore plus symbolique. Benoit ne sait pas que c’est mon paréo. « Merci Laure, merci pour cette coutume ». Il se pose, roule une cigarette.
Mon avion décolle dans deux heures à peine. Il faut sortir de la forêt, refaire la route. Je gâche ce moment en le pressant: je ne veux pas rater l’avion. Occidentale. Métropolitaine. Même ici. Et je le regrette tellement.
Au retour, avant de prendre ma voiture, il me retrace les débats de la tribu: Fallait-il ne plus jamais ouvrir la grotte, en faire un lieu interdit? Fallait-il au contraire en faire un instrument de transmission de la mémoire? Lui ne voulait plus en entendre parler, trop douloureux. « Ce sont les vieux qui m’ont dit qu’il fallait continuer à en parler, à transmettre cette mémoire pour ceux qui le demandent ». A œuvrer pour le «Destin commun», ces mots magiques, inscrits dans les Accords de Nouméa, signés dix ans après les Accords de Matignon, qui désigne le vivre ensemble des «blancs» et des «Kanaks». Est-ce possible, après ce qu’il a vécu?
Benoit me répond, droit dans les yeux, « si tu es là, que tu t’intéresses à notre histoire, alors j’y crois ».
Bonjour Laure,
Je suis touché par la sincérité de votre discours, c’est rare de voir des métropolitains parler aussi directement de leurs sentiments, de leurs malaises, de leurs impressions au contact des autres peuples.
Je pense que vous avez eu un sacré coup de chance, un mélange de coïncidences qui a rendu possible votre visite de « la grotte ».
Il est difficile de reprendre ces évènements sans être catalogué. Si on dit que les kanaks (avec ou sans « s je ne sais pas trop Demoiselle Marie) ont été massacrés on passe pour un indépendantiste ou un anti-armée, et si on dit que les français n’ont fait que leur travail alors on piétine la mémoire du passé et on insulte une partie du peuple kanak.
Je trouve votre article très « vrai » en tout cas, c’est bien raconté.
Amicalement,
Breizh-Cagou
KANAK sans « S » merci……
Les fautes de l’histoire sont plus importante que les fautes d’orthographe.
Aujourd’hui on écrit en phonétique, en .mode « culture rapide », la faute à Dagobert sans doute.
La jeunesse n’écrit pas comme Voltaire mais seront les premiers à mourir pour leurs idées.
A descendre dans la rue le sourire au coeur et aux lèvres avec un oeillet dans la main gauche ( du coté du coeur).
Vous trouverez sur ces articles bon nombre de fautes d’orthographe et de grammaire en sachant que sur Worpress, nous avons la possibilité avant tout lancement de corriger ses erreurs.
Nous avons décidé de nous démarquer en les laissant en évidence et pour la grande joie d’une génération de jeunes « révoltés ».
MIEUX VAUX LA VULGARITÉ DES MOTS QUE LA VULGARITÉ DES ACTES.
Et si cela peut aussi interpeller la population sur ce qu’elle considère comme prioritaire et « JUSTE ». Bien écrire ? Pendant que nous laissons notre monde mourir ? quel est le plus important à votre avis ?
Pourquoi nourrissons-nous les supports et non les concepts ?
Pourquoi le monde tourne à l’envers aujourd’hui…
A méditez pour les biens pensants….
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